Les Contes Urbains

Histoires & reportages d’une société (im)probable

Les Navi, ces si précieux geôliers

L’apparition des premiers Navi

Ce n’est en soi qu’une plaque translucide faite d’un alliage de verre, de plastique et de nano circuits. D’une sobriété désarmante, presque envoûtante, on aurait du mal à croire que cet objet est à l’origine de la 1re Guerre Mondiale Numérique et qu’il régit, depuis, notre société.

Les premiers Navi sont apparus en Inde, inventés par Suraj Shankar, l’actuel chef de l’Etat considéré comme un messie dans son pays, idolâtré à travers le monde, qui était à l’époque un inventeur renommé pour ses créations à visées philanthropiques.

Son idée première était de créer un objet peu coûteux que ce soit en termes de coût final que de fabrication. Peu gourmand en métaux rares et capable de se glisser dans toutes les poches, ils ne craignent ni l’eau, ni la poussière ou toute autre forme d’usure. Le Navi, en l’état, n’est rien de plus qu’une brique transparente sans intelligence embarquée, une coquille vide. Car le Navi ne contient aucune donnée, à la différence des smartphones de l’époque. Se le faire voler n’entraîne aucune conséquence et l’intérêt même de le dérober est un non-sens.

C’est que l’intelligence des Navi est ailleurs. Et c’est son “tag” qui la reçoit. Nommé Dost (signification d’ami en Hindi). Porté autour du cou, comme bracelet de main ou de pied ou qu’importe, le Dost se faufile partout mais ne doit pas vous quitter afin que votre Navi fonctionne. Ce dernier reçoit donc les données des Dost, qui, eux-mêmes s’alimentent via vos données présentes sur le Net, rassemblant en un seul endroit tout ce qui fait que vous êtes citoyen dans le monde numérique. Les Dost sont augmentés par une IA inventée par Suraj et son groupe de recherche, permettant aux données d’être sans cesse enrichies, classées, absorbées, monitorées et le Navi les interprètes sur son écran par l’intermédiaire d’une interface sobre et complète, à l’utilisation intuitive.

Le travail réalisé par Shankar est phénoménal, tant au niveau de l’élaboration de son Intelligence Artificielle que dans la création de ces interfaces et bien entendu dans le génie du design des Navi et de leurs Dost. Ces inventions ont révolutionné l’Inde. Car Suraj voyait en ses Navi une façon simple d’offrir à toutes les classes sociales un accès immédiat à ses données personnelles, aux innovations numériques et l’accès sans condition au Net. Plus personne ne serait lésé, des quartiers les plus riches de New Delhi aux bidonvilles de Bangalore. Surtout, le Navi est capable de détecter en temps réel vos problèmes de santé, prévenant l’apparition de maladies et en particulier la Peste Verte dont l’Inde a été durement frappée après la Catastrophe Coréenne.

Les Navi, ces si précieux geôliers

En parallèle, des centres capables de recevoir les personnes désireuses de créer leur Dost avant de recevoir leur Navi ont été édifiés. Des centres permettant d’initialiser les dossiers numériques de ceux qui n’en bénéficient pas et de les accompagner avant que l’IA ne se charge du reste. Véritable point d’entrée obligatoire, ces centres d’accueil se sont peu à peu mués en espaces de vie, offrant les premiers soins aux personnes dans le besoin par exemple. Mais tout cela n’a fonctionné que parce que les pouvoirs publics indiens se sont alliés aux recherches de Suraj pour lui offrir un appui logistique, humain et financier.

Le revers de la médaille, bien entendu, c’est que tout possesseur de Navi se voit fiché et intégré dans les bases de données indiennes. Suraj se défendait alors de chercher à surveiller les populations, mais bien à leur venir en aide qu’ils soient dans les grandes villes du pays ou dans les endroits les plus reculés de l’Inde. Nul doute que ses visées philanthropiques plaidaient en sa faveur, il se peut même que Suraj ait été sincère lors de la création des Navi et des Dost…

La bataille des brevets

Car en effet, les Navi essaimèrent à travers toute l’Inde en seulement trois années, apportant, il est vrai, une cartographie complète de la population indienne. Des données importantes qui permirent à l’état et aux différentes associations humanitaires d’intervenir plus aisément auprès des plus démunis, de mieux répartir les besoins en ressources, d’endiguer la propagation de la Peste Verte. En parallèle, le groupuscule pirate indien Nocturne, renommé autant que craint pour leurs actes de pirateries, se rallia à la cause de Suraj afin de protéger au mieux les données des populations et prévenir toute attaque extérieure visant la recette secrète de l’IA inventée par leur sauveur.

Une aide bénéfique car, face au succès des inventions de Suraj, les pays du monde entier se mirent à faire les yeux doux à leur créateur, plaçant l’Inde au centre des attentions mondiales. Les négociations furent diverses, Suraj refusant de livrer les brevets de son IA, acceptant la mise en place de Navi dans d’autres pays à seule condition de l’utiliser sans tenter de la changer. Si certains pays acceptèrent avec plaisir, d’autres, comme les Etats-Unis ou la Chine, préféraient mettre en place la leur.

Se basant sur l’article 3 de la charte des libertés individuelles numériques, plusieurs puissances attaquèrent l’Inde en l’accusant de mettre un place un monopole allant à l’encontre des lois permettant à tout pays l’indépendance numérique face aux créations virtuelles. L’IA de Suraj entre dans ce champ de loi et par conséquent, l’ouverture des brevets de l’IA se devait d’être obligatoire.

Les premières attaques numériques datent de cette période de fortes tensions, où l’Inde fut la cible de sanctions économiques d’abord, puis de divers attentats à l’encontre de ses structures et en particulier ses Data Center. Le groupuscule Nocturne sonna la révolte, les Corsaires indiens leur emboîtèrent le pas. Luttant à armes égales avec les pays incriminés dans les attaques tandis que Suraj et le gouvernement indien luttait politiquement contre les membres des différents partis “libertaires”. Du côté de l’ONU, seul l’américain Mark Lehanne prit position en faveur des indiens ce qui lança la première passe d’arme entre lui et Lisa Humphrey, chantre du plus grand parti “libertaire” américain.

De la libération aux prisons

Doucement mais sûrement, en pleine 1re Guerre Mondiale Numérique, Suraj dû céder aux pressions internationales, libérant immédiatement un déchaînement de violences qui lancèrent définitivement le conflit. Les Navi s’installèrent à travers le monde, chaque pays améliorant l’IA primale selon leurs politiques, créant des Navi, des interfaces et des Dost différents. De nombreuses compagnies s’imposèrent comme des références, en premier lieu desquelles EDEN, aux Etats-Unis. Les Navi illustraient à merveille la doctrine des partis “libertaires”, promettant aux peuples une sécurité de leurs données dans un monde où le Net est épuré de toute menace et où la vie quotidienne sera consignée dans un tout petit objet peu cher, peu polluant et indestructible.

Après le conflit, le Navi fut obligatoire pour toute personne de plus de quinze ans. Les refuser, c’est accepter d’être un Non-Citoyen et d’être mis au ban de la société. D’autant plus que les Dost, à présent, ne sont plus uniquement des objets que l’on porte autour du cou et des poignées, non, pour renforcer la sécurité, les Dost peuvent être directement implantés dans votre corps afin de prévenir toute malversation ou vol. Voilà comment, en quelques années, les pires cauchemars dystopiques se sont imposés avec une facilité déconcertante, sous la bénédiction de peuples demandeurs de tels procédés.

Si les Navi permettent bien des miracles dans la gestion des ressources, la surveillance des consommations en énergie de chacun ou la prise en charge rapide de maladies, ils n’en sont pas moins de formidables mouchards. Personne ne peut échapper à la surveillance des Navi dès lors que vous êtes possesseur d’un Dost, personne ne peut s’enfuir, disparaître, même pour un certain temps. Il existe des procédés pour brouiller ses positions mais le tenter, est illégal. Malgré tout, il est toléré de masquer la position de ses Navi à raison d’une heure par jour maximum, au-delà, c’est une injonction à justifier vos actes qui vous est envoyée. Et si elle n’est pas jugée recevable, alors vous gagnez un aller vers le poste de police le plus proche, à moins que leurs agents ne soient déjà à votre porte…